Elle a la fragilité des rêves.
Un souffle la briserait.
Cela fait déjà plus de vingt siècles qu'elle danse.
Elle danse à la cour des Han.
Elle est au centre du Monde
Elle danse pour le Fils du Ciel, l'Empereur tout puissant.
Elle ne connait même pas son visage.
Nul n'est censé lever les yeux vers le souverain despotique et cruel.
Elle danse à l'occasion de fêtes somptueuses.
Une musique raffinée rythme le froissement des étoffes précieuses.
Et les riches tentures, les paravents, les boiseries luisantes dansent aussi à la lueur de milliers de flammes vacillantes.
Ses longues manches tournoient et dessinent les figures codifiées d'une chorégraphie savante et immuable.
Elle demeure dans le quartier des femmes du Palais Impérial.
Elle a appris que la vie n'y tient souvent qu'à un fil de soie et que les jalousies, les intrigues et les trahisons se dissimulent parfois sous un simple battement d'éventail.
Elle glisse à pas menus dans le labyrinthe des couloirs du palais, tout bruissants de chuchotements et de murmures.
Il lui faut respecter la hiérarchie complexe des courtisanes, concubines, favorites et princesses, des suivantes de l'Impératrice et s'assurer par dessus tout de ne pas déplaire à la redoutée Impératrice Douairière, la mère de l'Empereur.
Elle ne voit du monde extérieur que l'enchevêtrement sans fin des cours de l'immense Palais.
Ce n'est que subrepticement qu'elle apercoit le ciel entre les toits pentus des nombreux batiments de la Cité Impériale.
Elle ne connait des événements qui agitent l'Empire que les rumeurs qui parcourent, tels des courants d'air en hiver, le dédale des antichambres où se pressent courtisans et dignitaires.
La guerre, encore et toujours, contre les barbares du Nord, les vassaux rebelles ou les généraux félons.
C'est à peine si parviennent à ses oreilles les clameurs énormes qui saluent sur la Grand Place le retour des guerriers victorieux.
Alors, on organisera à nouveau une grande fête et la musique envahira les salles illuminées aux murs tapissés de soieries de couleurs vives.
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Il y aura des bateleurs, des jongleurs, des acrobates, des cracheurs de feu, et la petite danseuse fera encore tournoyer gracieusement ses longues manches.
Elle dansera et sa danse fera naître des éclats de feu dans le regard des dignitaires invités par le Souverain Tout-Puissant.
Peut-être songera-t-elle en dansant à la maison qui la vit naître, à sa lointaine province qu'elle ne reverra plus, où des écharpes de brume dissimulaient trop souvent les montagnes alentour.
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Elle tournera et tournera encore, enroulée sur elle-même, jusqu'à perdre conscience du monde qui l'entoure...
Tant de siècles et tant d'empereurs se sont succédés depuis.
Dans une cour discrète du Palais où le chant des oiseaux est le seul bruit perceptible, des volutes d'encens s'élèvent d'un brûle-parfums.
Elles tournoient et s'enroulent doucement.
Se pourrait-il que l'âme de la petite danseuse habite toujours ces lieux ?
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Les photos de statuettes qui illustrent cet article ont été prises à l'occasion d'une visite à la très belle exposition "Splendeurs des Han" qui s'est tenue du 22/10/2014 au 02/03/2015 au Musée Guimet à Paris.
Les photos de lieux ont été prises à ll'intérieur de la Cité Interdite à Pékin.
Les portraits du Premier Empereur Qin, Qin Shi Huangdi, (celui de l'armée en terre cuite de Xian), et de Wu Di, (140 à 87 av JC) de la dynastie Han (considéré par beaucoup comme le plus grand Empereur Chinois) ont été trouvés sur le net.
A l'époque où l'Empire Céleste Han couvrait d'immenses territoires allant jusqu'à la Corée, très loin à l'ouest, l'Empire Romain à son apogée s'étendait de la Mésopotamie à l'Angleterre, mais il ignorait encore le papier, la manivelle, la roue hydraulique, la porcelaine ou la boussole dont les chinois, sous la dynastie Han, maitrisaient déjà l'usage.