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16 juillet 2016 6 16 /07 /juillet /2016 18:06

 

Alors que je parcourais les salles de la très belle exposition que le Musée du Quai Branly consacra, l'hiver dernier; aux arts du Sepik, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, le regard obsédant, inquisiteur et parfois halluciné des masques, sculptures et objets traditionnels de cette région, me fit soudain penser à cette croyance étonnante, étrange, incroyable même, qui connut son apogée en Mélanésie dans le courant du 20ème siècle, et que Gainsbourg chanta en son temps

 

le Culte du cargo

 

 

 

Il faut reconnaître que, pour les populations vivant en autarcie dans des régions montagneuses difficiles d'accès ou dans des poussières d'îles perdues au milieu du grand océan, le choc du premier contact avec l'homme blanc fut plutôt brutal, et l'espace-temps, pour ces populations, se trouva soudain raccourci de manière abyssale.

Lorsqu'en 1930, deux australiens, les frères Leahy, motivés par la recherche de métaux précieux - l'or, l'or toujours - se lancèrent dans l'exploration de ces montagnes intérieures de la Papouasie centrale, couvertes d'une jungle épaisse et jugées jusqu'alors inhabitées et infranchissables, ils étaient loin de se douter qu'un million d'hommes, totalement ignorés du monde, vivaient là, habitant des villages et cultivant leurs jardins sur les hauts plateaux ou dans les vallées profondes.

 

 

 

Le pas était franchi, ces populations se retrouvèrent, d'un coup d'un seul, propulsées dans le 20ème siècle.

Le film 'First contact' que les frères Leahy devaient produire bien après, illustre la totale stupéfaction des autochtones à la vue de ces fantômes pâles qui arrivaient par le chemin qu'avaient emprunté leurs ancêtres en route pour l'autre monde. Ces étrangers ne pouvaient toutefois être la réincarnation des ancêtres car ils parlaient un langage incompréhensible, transgressaient allégrement les tabous et ignoraient grossièrement les usages les plus élémentaires de la communauté.

Qui étaient-ils donc et d'où venaient-ils ?? Les Papous ouvraient de grands yeux.

A la peur initiale succéda une curiosité sans limite. Ils observaient les intrus sans relâche. Les étrangers étaient apparemment humains car ils déféquaient comme vous et moi !.

 

 

 

Dans l'impossibilité où ils étaient de concevoir d'où provenaient toutes ces richesses dont les blancs semblaient avoir un usage immodéré, ils en vinrent à considérer qu'il y avait un Dieu qui fournissait aux pâles étrangers tous ces biens dont ils ignoraient jusqu'alors l'existence. Cela devait faciliter grandement la tâche des missionnaires qui, avec les ethno-anthropologues de tous poils, ne tardèrent pas à emboîter le pas aux aventuriers-explorateurs afin, qui, de convertir, et qui, d'examiner de plus près, ces soit-disant 'rescapés de la préhistoire'.

Il était en effet aisé de convaincre ces indigènes crédules qu'un Dieu capable de fournir autant de choses merveilleuses, vêtements, nourriture, outils, médicaments et appareils divers, était infiniment préférable à des divinités ou des esprits qui ne savaient assurer que de maigres récoltes et l'élevage de quelques cochons. Les conversions suivirent en masse.

 

 

1942, Pearl Harbour, et bientôt le conflit le plus meurtrier de l'histoire ensanglante la quasi-totalité du Pacifique.

Les habitants voient, avec stupeur et crainte, les avions-bombardiers passer en rase-motte au-dessus de leurs villages. Ils assistent sur les côtes aux débarquement de troupes de diverses nationalités, engagées, avec des armes terribles, dans de féroces affrontements auxquels ils ne comprennent rien. Recrutés, parfois de force, dans les armées belligérantes, ils observent.

Ils observent ces bateaux qui déversent sur les plages des quantités inimaginables de matériel.et des soldats toujours plus nombreux.

Ils observent ces pistes d’atterrissage construites en pleine jungle en un temps record où des avions gigantesques déversent eux aussi leur lot d'équipement et de personnel.

Ils voient des hommes descendre des nuages suspendus à des voiles blanches...

 

 

 

Depuis quelque temps déjà, des mouvements animés par des 'prophètes' ont éclos un peu partout, mettant en doute la parole des missionnaires relative à ce Dieu-Providence dont ils parlent tant. Il n'est pas impossible après tout que Jésus soit en fait Papou, et certains vont jusqu'à affirmer que les premières pages de la Bible confirmant ce fait ont été volontairement arrachées afin de dissimuler la vérité aux indigènes.

Quant à l'énorme flux de marchandises - cargo en anglais - dont bénéficient les blancs, il serait en fait destiné aux Papous, mais les blancs, plus habiles et mieux organisés, l'aurait détourné à leur profit, coupant ainsi la relation directe entre les Papous et Dieu.

Différents personnages se déclarèrent 'messies' et s'employèrent à convaincre leurs adeptes qu'il fallait rétablir cette relation entre les Papous et Dieu afin de ramener le 'cargo' à ses propriétaires légitimes.

Ce fut le début du 'Culte du cargo', ou plutôt des cultes, car les formes en furent diverses et prirent parfois des aspects extravagants.

 

 

Des quais furent aménagés et des pistes d'atterrissage sommairement défrichées dans l'espoir que bateaux et avions viennent y décharger les marchandises tant convoitées. On construisit des tours de contrôle en bambou, on fabriqua des avions en paille, on bricola des talkie-walkie factices car on avait vu des militaires blancs commander par ce système l'arrivée du 'cargo'.

Dans certains villages, on transforma une case en bureau fictif car on avait vu les blancs s'échanger des morceaux de papier et cela devait sûrement conduire à l'arrivée des marchandises. On imitait partout les manières des pâles étrangers.

Mais les largesses escomptées n'arrivaient jamais.

 

 

 

Il arriva parfois que, sous l'influence d'un prophète, on alla trop loin, comme ce fut le cas en imitant la manière dont les blancs coupaient des fleurs pour les mettre dans des vases. Un prophète ayant décrété qu'il fallait détruire les récoltes pour amener l'âge d'or et l'abondance, l'administration coloniale intervint afin d'éviter la famine et envoya quelques leaders - qui avaient aussi des visées indépendantistes - constater en Australie, de leurs propres yeux, que le 'cargo' ne provenait pas du monde des esprits.,

Peter Lawrence a écrit, en 1974, dans son livre intitulé Les Cultes du cargo (p. 297-298, éditions Fayard) :

« Les indigènes ne pouvaient pas imaginer le système économique qui se cachait derrière la routine bureaucratique et les étalages des magasins, rien ne laissait croire que les Blancs fabriquaient eux-mêmes leurs marchandises. On ne les voyait pas travailler le métal ni faire les vêtements et les indigènes ne pouvaient pas deviner les procédés industriels permettant de fabriquer ces produits. Tout ce qu’ils voyaient, c’était l’arrivée des navires et des avions. »

 

 

On peut aussi imaginer sans peine l'ahurissement des autochtones lorsque, une fois la guerre terminée, ils assistèrent médusés au sabordage par les américains d'une partie de leur énorme matériel. Eux dont les conditions de vie étaient plutôt précaires, voyaient jeeps, péniches de débarquement, armement et surplus divers envoyés par le fond.

Les blancs étaient décidément bien difficiles à comprendre.

 

 

Un des prophètes toutefois, Paliau Moloat, est sorti du lot. Il était le fondateur du 'New Way of Paliau Church' qui fonctionnait à l'origine comme l'un de ces multiples 'Cargo cults'. Devenu leader indépendantiste, il goûta à diverses reprises aux geôles gouvernementales avant de contribuer réellement à la modernisation du pays, s'opposant notamment à la pratique des dots matrimoniales exubérantes et expliquant aux villageois qu'il était illusoire d'attendre l'arrivée d'un hypothétique navire ou avion chargé à ras-bord de marchandises désirables.

Il devint membre du Parlement et, à sa mort en 1991, ses disciples le désignèrent comme le dernier Prophète vivant.

Petit à petit, la modernisation rendait quelque peu douteux les cultes du cargo.

 

 

Il est un lieu cependant où ce phénomène devait perdurer jusqu'à nos jours. Dans l'île de Tanna au Vanuatu, les ex Nouvelles Hébrides, le culte de John Frum est encore épisodiquement pratiqué. Ce prophète avait annoncé la guerre du Pacifique deux ans avant sa survenue. Lorsque la guerre éclata, pour de bon, les églises se vidèrent et les fidèles devinrent des disciples de John Frum. Ce nom lui aurait été attribué ultérieurement par déformation de la manière dont les GI's américains saluaient les habitants : Hi, I'm John from America !

Toujours est-il que John Frum promettait maisons, vêtements, nourriture et moyens de transport et prônait un système économique basé sur l'échange, sans aucun instrument monétaire, chacun travaillant pour la communauté.

Aujourd'hui, on peut toujours découvrir à Tanna les croix de cérémonie, rouges comme celles qui étaient peintes sur les ambulances de l'armée américaine, marquant les lieux où se tenaient les réunions du culte.

 

photo en.wikipedia.org. croix John Frum sur l'île de Tanna - 1967

 

Les papous des hautes terres et les mélanésiens des îles oubliées se sont retrouvés trop vite confrontés à un monde matérialiste qu'ils ne pouvaient comprendre. Si l'on parle encore de cargo cult dans certaines régions du Pacifique, c'est à présent pour exprimer une résistance face aux valeurs des pays industrialisés.

Le terme de culte du cargo est toujours utilisé, y compris dans le langage informatique, pour désigner une forme de mimétisme consistant à imiter un système dont on ne maîtrise pas les rouages.

 

 

 

En sortant du Musée, poursuivi par le regard obsédant des masques du Sepik, les paroles de la chanson de Gainsbourg me trottaient dans la tête :

 

"Je sais moi des sorciers qui invoquent les jets

Dans la jungle de Nouvelle Guinée ... "

 

 

oooOOOooo

 

((sauf indication contraire, les photos ont été prises par l'auteur au Musée du Quai Branly, à l'occasion de l'exposition SEPIK - Arts de Papouasie-Nouvelle-Guinée.

 

Le Culte du cargo
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commentaires

T
Dieu pourvoit ;-). J'aime cette interprétation des regards que je jugeais tout d'abord inquiétants. Bien sûr qu'ils peuvent exprimer la peur, l'étonnement, la curiosité, la convoitise ... L'homme blanc a éteint bien de ces regards pas vrai ?
Répondre
J
Une interprétation bien sûr iconoclaste de tous ces masques, qui n'étaient pas du tout conçus pour exprimer l'étonnement devant l'arrivée impromptue du 20ème siècle au sein de communautés isolées. Mais j'avoue que ces regards hallucinés m'ont fait penser à cet incroyable culte du cargo. Quand on songe que des hommes ont construit des avions en paille et des tours de contrôle en bambou pour attirer les vrais avions chargés de tant de marchandises. Et tout cela pendant que japonais et américains se massacraient allègrement dans des îles paradisiaques ! C'est tout de même fascinant...
M
Bonsoir Jean-François. Je ne connaissais pas le culte du Cargo mais je me doute de la surprise, de l'incompréhension des autochtones. Quelles sont nos croyances, nos interprétations actuelles au sujet de phénomènes inexpliqués, " extra-terrestres " ? ... L'imagination brode et on essaie d'expliquer (ou non) avec nos connaissances, nos croyances. <br /> Tu as fait de magnifiques compositions avec ces sculptures et masques qui peuvent exprimer l'étonnement et l'incompréhension des hommes face à des phénomènes inédits qui défient la raison.<br /> Merci Jean-François. Bonne semaine.
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J
Merci Midolu pour ta visite qui me fait grand plaisir. Je trouve ce culte du cargo absolument fascinant et un beau sujet de méditation sur l'irruption dans notre vie d'un monde devenu trop matérialiste. Ce qui est intéressant dans la zone pacifique c'est le renouveau récent de cultures ancestrales, marquisiennes, papoues, maories, aborigènes, kanak etc. .trop longtemps brimées ou interdites par le régime colonial et qui redonne à présent leur fierté à des populations aux traditions millénaires. <br /> Ca bouge sous les cocotiers, et c'est bien :-))<br /> Bonne semaine Midolu .. à l'ombre des grands chênes !!

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