Pour le cas où il vous viendrait, en ce début d'été, une fringale de couleurs aussi imprévue qu'intempestive, plutôt que d'aller l'assouvir au Rajasthan ou à Zanzibar, pourquoi n'iriez-vous pas tout bonnement faire un tour du côté du Grand Palais à Paris ?
Dans le cadre de la manifestation 'Monumenta 2012', l'artiste Daniel Buren y investit jusqu'au 21 Juin la célébrissime et gigantesque nef avec une oeuvre intitulée "Excentrique(s), travail in situ".
A peine franchi le seuil de l'immense vaisseau de verre et d'acier, on se retrouve d'emblée plongé au coeur d'une étrange forêt colorée formée par une infinité de piliers, mâts d'acier brillants noirs et blancs.
Ces piliers sont en fait les seules lignes droites dans cet univers de courbes qui rappelle l'architecture même du Grand Palais, tout en arcades et en volutes.
Placés à 3 mètres de hauteur et supportés par les piliers, des cercles de différentes tailles sont tendus de plastique transparent et réfléchissant, jaune, vert, bleu et rouge orangé. Ces cercles, tous tangents les uns par rapport aux autres, forment un immense plan occupant, selon une savante formule mathématique datant, nous dit-on, de l'antique Perse, le maximum d'espace possible à l'intérieur de la surface de l'édifice.
La lumière provenant de la grande verrière, filtrée par les cercles, dépose sous les pieds des visiteurs un tapis de disques colorés qui semble peint sur le ciment du sol.
Les ombres des piliers inscrivent de mystérieux hiéroglyphes aux confluences des cercles.
L'effet est double car, en levant la tête, le visiteur peut apercevoir, au gré des transparences, la verrière décliner une palette de teintes improbables ou toxiques.
Les visiteurs qui déambulent dans cette forêt multicolore paraissent soumis à des bains successifs de teinture, passant, au gré des cercles en suspension au-dessus d'eux, du vert au bleu et du rouge au jaune.
Certains prolongent cette immersion en s'asseyant ou en s'immobilisant un instant, comme pour mieux laisser leur corps s'imprégner de ce bain de lumière colorée.
Les photographes sont légion, qui traquent sans répit l'ombre improbable et la transparence insolite. Tous paraissent se mouvoir dans un monde en suspension, les cercles renvoyant l'image inversée des visiteurs, accentuant ainsi la perte des repères.
On a la sensation de pénétrer comme par effraction dans un univers onirique et intemporel où il n'est pas interdit de marcher au plafond.
Vue d'en haut, l'accumulation des cercles colorés évoque irrésistiblement la joyeuse animation d'un marché exotique ou les bains de teinture d'un souk oriental.
Sous les miroirs de plastique, les objets familiers revêtent eux-aussi un aspect inhabituel.
Les clients de la cafétéria paraissent attendre la prochaine navette pour une destination sidérale que peut-être les soucoupes suspendues desserviront la nuit venue.
Intimidées sans doute par la majesté du grand escalier, les couleurs se sont arrêtées au bas des marches, se contentant d'en lécher respectueusement les premiers degrés.
Au coeur de la grande nef, la forêt a fait place à une clairière. Disposés sur des podiums à même le sol, de grands miroirs circulaires reflètent la partie la plus haute de la verrière.
En marchant sur ces miroirs, on ressens une impression dérangeante de voyage en apesanteur, une sensation de flotter à l'envers au dessus de cette coupole, pourtant située 45 mètres plus haut.
Afin de parfaire le dérèglement sensoriel chromatique, des plans de couleur bleue ont été disposés en damier sur la coupole. La lumière qui les traverse, altérée à son tour par les filtres suspendus, modifie la couleur initiale; qui ne réapparaît que brièvement dans les intervalles entre deux cercles.
De même, la belle structure métallique du bâtiment, à l'omniprésente coloration vert réséda, se voit dissoute dans des bains de couleurs vives.
Il est vrai qu'il en a vu d'autres ce bon vieux Grand Palais, lorsque l'an passé, Anish Kapoor, autre artiste démiurge, du ventre mou de son monstrueux Léviathan, transfigurait l'édifice en un gigantesque lacis d'aortes sanguinolentes.
Non, cette fois c'est à une balade sensorielle dans un labyrinthe multicolore que le visiteur est convié. Une promenade dans une bulle de lumière et de couleur, dans une forêt en mouvement dont les troncs bougent au gré des heures et des nuages.
Un espace hors du temps qui laisse les visiteurs surpris de retrouver en sortant la réalité quotidienne.
Alors, si votre fringale chromatique n'est toujours pas assouvie, allez-donc vous perdre un moment dans cette éphémère forêt enchantée pendant qu'il en est encore temps.
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