Chaque année, traditionnellement en Juin et en Décembre, les grandes maisons de ventes aux enchères ayant pignon sur rue à Paris organisent des ventes de prestige de cet art qu'il est souvent convenu d'appeler tribal.
Sous ce vocable sont rassemblées des productions artistiques qu'à l'aube du 20ème siècle on désignait encore ignominieusement sous la dénomination d'art nègre et qui, au fil du temps, devinrent art primitif puis art tribal, avant d'être qualifiées, de façon plus ou moins égocentrique, d'art non-européen, ou bien extra-occidental, ou encore, plus généralement, d'arts lointains.. lointains par rapport à nous bien sûr...
La tendance est désormais en faveur d'une dénomination tenant compte de l'origine géographique des objets : art africain, art océanien, art amérindien etc. ce qui est tout de même plus approprié et convenable.
Les expositions publiques, qui ont lieu dans les quelques jours précédant les ventes, sont l'occasion pour le commun des mortels de franchir le seuil de ces respectables institutions et de venir fixer dans le blanc des yeux ces statues et ces fétiches qu'à l'origine ne pouvaient contempler, avec crainte et respect, que les rares initiés ayant accès à l'enclos sacré où ils étaient jalousement conservés.
On ne peut s"empêcher de penser, en regardant ces objets, que ce sont en fait, eux, qui nous regardent.
Habitués à la pénombre des maisons cérémonielles, les voila placés sur des piedestals, dans la lumière crue des projecteurs. Les visiteurs les examinent, de face, de dos, de profil. Cela rappelle vaguement, toutes proportions gardées, les marchés aux esclaves de triste mémoire.
Pour un peu, on leur demanderait de tirer la langue et on examinerait leur dentition...
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Ils détenaient des pouvoirs magiques. Ils représentaient les ancêtres et leur permettaient de ne plus errer sans fin dans l'autre monde.
Les masques dansaient et régulaient la vie sociale de la communauté. Les voici devenus objets de vitrine..
Les statues ne quittaient pas le village et les voici devenues 'frequent travellers', habituées des vols inter-continentaux, traversant les océans d'une exposition à une autre, d'une salle des ventes à une autre, de musées en galeries et en collections particulières, achetées, vendues, exposées, prêtées, échangées, à un rythme souvent infernal.
Il y a de quoi, reconnaissez-le, avoir l'air un peu étonné de se trouver là.
Au pied des objets, des cartons indiquent leur provenance et donnent leurs mensurations.
Au cours des ans, ces cartons n'ont cessé de gagner à la fois en hauteur et en largeur.
En hauteur, parce que la liste des possesseurs successifs des objets s'allonge au fil du temps : collection de M. et Mme X., collection du baron Y, collection de son excellence Z... Une garantie d'authenticité en fait car plus un 'pedigree' sera imposant et plus les chances seront grandes d'avoir affaire à un objet ancien, peut-être même d'origine 'pré-contact' comme on dit gracieusement pour signifier que l'intrusion blanche n'avait pas encore pollué les rites ancestraux autochtones. Les faussaires sont si habiles !
En largeur, parce qu'à des estimations à six chiffres, il arrive que se substituent des enchères à sept chiffres pour les objets de prestige dont certains ont connu l'atelier de Picasso ou vécu un temps sur le bureau d'un écrivain célèbre.
Et dire que les plus anciens d'entre ces objets ont peut-être été acquis à l'origine en échange d'un lot de verroterie de bazar ou d'une herminette en fer et quelques cartouches !!
Rescapés, pour les plus vénérables, des autodafés missionnaires, les voici à présent condamnés à brûler au feu des enchères. .
La competition sera féroce pour l'acquisition de ces nobles témoins d'un passé révolu.
Lorsque le marteau du commissaire-priseur concluera une lutte homérique entre de mystérieux enchérisseurs au téléphone, l'assistance fascinée applaudira à l'annonce du montant sidéral qui permettra à l'objet-phare de la vente de rejoindre la collection d'un amateur fortuné à Kansas City, Londres ou Genève.
N'allez pas croire cependant qu'une fois la vente terminée vous ne reverrez plus cette superbe statuette que vous admiriez tant, car il y a de fortes chances qu'elle réapparaisse à l'occasion d'expositions aux quatre coins du globe.
Le démon de la spéculation étant un vil tentateur, il y a également de fortes probabilités pour que la dite statuette reprenne l'avion pour se frotter à nouveau au feu brûlant des enchères.
Le pedigree sur le carton explicatif mentionnera alors un nouveau possesseur et le prix estimatif sera quelque peu 'ajusté'...
Telle est la folle vie de ces chefs-d'oeuvre qui n'avaient pas été conçus comme art mais dont les qualités artistiques ont tardivement été reconnues et admirées.
On doit humblement admettre que l'on ignore parfois quelle en était la fonction précise mais un fait demeure : ils sont toujours indéniablement habités et une force singulière s'en dégage.
Ils poursuivront leur course à travers le monde, indifférents à l'agitation financière que leur commerce fait naître.
Les musées eux-mêmes ne constitueront peut-être pour eux qu'un havre temporaire, car les musées aussi achètent, vendent, prêtent et échangent.
Ils continueront à nous observer de leurs yeux miroirs. Parfois, au contraire, leurs yeux mi-clos nous feront comprendre qu'ils ont accès à un monde dont nous sommes à jamais exclus.
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(Toutes les photos ont été prises par l'auteur à l'occasion d'expositions publiques chez Christie's, Sotheby's et Artcurial, Paris)