Il s'agissait là d'un événement tout-à-fait exceptionnel.
Ce dernier dimanche, la galerie des sculptures et des moulages de la Petite Ecurie du Roi à Versailles ouvrait - c'est rarissime - ses portes au public pour y dévoiler l'extraordinaire et fragile collection de moulages d'après l'Antique, issus pour une large part de la Gypsothèque du Musée du Louvre.
Une occasion unique de contempler cet incroyable ensemble de copies de chefs-d'oeuvre anciens - elles-même d'un âge souvent vénérable, certains datant du XVIIème siècle - que des générations d'artistes se sont évertuées à reproduire au sein des Académies de sculpture et de dessin qui sanctionnèrent leur talent jusqu'au milieu du XXème siècle.
Si le public se précipita pour contempler ces trésors cachés, il ignora que les sculptures, tout à la joie de rompre la calme monotonie de ces lieux historiques, avaient décidé de fêter l'événement à leur manière.
Trop heureuses d'échapper pour un temps au silence ambiant, seulement troublé par les opérations orthopédiques que, vu leur grand âge, ces doubles de dieux et de déesses devaient régulièrement subir, les statues décidèrent avec enthousiasme d'organiser un bal à l'ancienne.
Dûment dépoussiérés (on essuya les plâtres pour l'occasion), les grecs, les romains, les étrusques, les divinités de l'Olympe, les héros mythologiques, les nymphes et les éphèbes, les vestales et les hoplites, bref tout ce petit monde jugea l'idée géniale.
Les seules réticences vinrent des originaux des statues du parc de Versailles, remisées là pour les préserver des outrages du temps alors que des copies les remplaçaient in situ. De fait, elles demeurèrent de marbre durant toute la durée de la fête.
Au début, tout se déroula de la façon la plus convenable et les invités arrivaient par familles entières.
L'organisation était irréprochable et le maître de cérémonie indiquait à chacun la place qui lui avait été assignée.
On avait fait venir tout spécialement un DJ d'Athènes et lorsque les premiers accords résonnèrent, l'ambiance était franchement joyeuse.
Alors qu'une irrésistible musique disco s'élevait sous les voûtes plusieurs fois centenaires, les dames s'alignèrent sagement pour la danse.
Chez les hommes, on s'était montré très libéral em matière de tenue et le port de la feuille de vigne avait été laissé à la libre appréciation de chacun.
Quand la sono devint assourdissante, tout ce beau monde de plâtre ne put résister plus longtemps et commença à se déhancher en cadence.
Bientôt, la vaste salle toute entière donna l'impression de vibrer au rythme d'un tempo endiablé.
Les jeunes filles, tout particulièrement, se lançaient dans des exhibitions audacieuses.
Un peu à l'écart, deux nobles vieillards se remémoraient avec émotion les bacchanales d'antan.
La chaleur et la boisson aidant, la fête commença au bout d'un certain temps à dégénérer quelque peu
Il se trouva plusieurs jeunes filles qui perdirent la tête au cours de danses échevelées.
Sous l'emprise de l'alcool, certains en vinrent aux mains.
Il fallut même enfermer temporairement un dieu de l'Olympe que l'excès d'ambroisie avait rendu violent.
C'est alors qu'on vit passer un lion de cirque, attiré sans doute par cet appétissant étalage de chairs académiques.
La panique qui s'ensuivit fut indescriptible.
Une dame perdit son colier dans la cohue.
Un bébé faillit périr écrasé sous les pieds des fuyards.
L'animal maîtrisé et le calme revenu, on découvrit avec horreur que certains fêtards avaient tout bonnement oublié qu'ils étaient faits de plâtre.
Dès lors, la musique eut beau reprendre, l'ambiance n'était plus à la joie débridée.
Le feu d'artifice, qui devait être le clou de la fête, ne provoqua que de rares cris d'admiration.
Déjà, les dames de la noblesse romaine s'étaient éclipsées discrétement.
Les jeunes danseuses se rhabillèrent.
Une mère courroucée tança vigoureusement son débauché de fils.
Il ne resta bientôt plus en ce lieu, un moment si joyeux, qu'un homme désabusé et philosophe, méditant sur la fragilité des choses de ce monde.
Bien sûr, tout ceci n'est qu'un songe et les moulages n'ont pas bougé. Peut-être cependant que, pour les enfants qui admirèrent tant de belle statues ce dimanche, il en est qui s'animèrent à leurs yeux...
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