Dans la grande forêt équatoriale africaine on entend parfois un oiseau dont le cri évoque à s'y méprendre les pleurs d'un bébé. A n'en pas douter, les Lega, ces peuples des confins orientaux de l'actuelle République Démocratique du Congo, aux frontières de l'Uganda, du Rwanda et du Burundi, qui vivaient autrefois en parfaite harmonie avec la nature dans cette riante région riveraine des Grands Lacs de l'Afrique centrale, auraient pu l'identifier et en interpréter le message.
Photo Eliot Elisofon, 1967, National Museum of African Art, Smithsonian Institution Washington - USA
Malheureusement, cette région prospère qui aurait pu être l'image d'un paradis sur terre, est depuis près de vingt ans le théâtre d'atroces combats et de massacres quasi incessants pour le contrôle des terres, des richesses minières et du pouvoir, qui terrorisent la population. Les tirs de kalachnikov y ont désormais supplanté le chant des oiseaux.
Loin de ces horribles conflits, le Musée du Quai Branly présente actuellement une envoûtante exposition autour de la collection Jay T. Last de masques et d'objets rituels des Lega, collectés pour l'essentiel à l'époque où le Congo était encore une colonie belge.
Alignés bien sagement dans leurs vitrines, les masques à longue barbe de fibres, si caractéristiques de l'ethnie, semblent flotter en apesanteur et onduler comme s'ils avaient gardé en mémoire le rythme lancinant des danses à l'occasion desquelles ils étaient portés.
Il faut dire que, pour un amateur d'art africain, reconnaître au premier regard qu'un masque est Lega est grandement facilité par le fait que l'art de ces peuples ne ressemble en rien à celui d'autres ethnies et que ses particularités, ovale des visages, nez droit, symétrie des yeux, barbe de fibres, blanc de kaolin et cet air toujours de tristesse élégante et indéfinissable font qu'il l'identifiera à coup sûr.
L'art des Lega n'a connu que récemment la notoriété. C'est sans doute à la maîtrise de leurs sculpteurs, ces témoins de l'invisible, dans le travail de petits objets en os ou en ivoire, à la belle patine qui va d'une douce couleur miel à un somptueux rouge sombre , que l'on doit l'envolée spectaculaire des prix en vente publique.
Qu'il s'agisse de masques, de statuettes, d'objets de divination, de coiffures ou encore d'ornements de prestige ou insignes emblématiques, tous les objets d'art Lega ne sont créés que dans un seul but, servir de supports d'enseignement ou d'accomplissement des rites de la société initiatique du Bwami qui occupe une place déterminante au sein de la vie sociale et religieuse de ces peuples.
Le Bwami est une association ouverte à tous les membres de la communauté, hommes et femmes. Organisée en grades, dont on gravit les échelons tout au long de sa vie, elle implique, à chaque niveau des cycles d'initiation, des obligations financières et le passage par une série de rites qui mêlent musique, danse, sagesse proverbiale et arts divers. Dans ce contexte, les oeuvres d'art sont des codes laissés par les ancêtres, que l'initié saura décrypter pour en tirer les enseignements cachés.
La grande originalité de la production artistique Lega dévolue au Bwami est l'utilisation dans un but pédagogique ou de reconnaissance hiérarchique d'éléments aussi divers que des cuillers, des ornements de coiffure, des statuettes zoomorphes, mais aussi des éléments divers non transformés, d'origine végétale ou animale, qui trahissent l'étroite symbiose entre les Lega et leur environnement naturel.
Les rares initiés parvenus au stade ultime du Bwami étaient des sages tenus d'observer un code de conduite morale idéal, axé sur la vérité et spirituellement irréprochable, ce qui n'empêcha pas l'administration coloniale belge, qui y voyait un inquiètant contre-pouvoir, d'interdire l'association et d'en exiler les membres influents.
Que reste-t'il aujourd'hui du Bwami ? Difficile de le dire, bien qu'il semble qu'il se soit fortement politisé et qu'il soit devenu un symbole de l'individualité Lega. En tout état de cause, les atrocités n'ont jamais cessé dans la région des deux Kivu, habitat principal des Lega. Selon des ONG présentes dans la zone, rien que pour le premier semestre 2013, 3000 cas de viols ont été recensés au Nord Kivu et 9000 personnes déplacées au Sud Kivu. Toutes ethnies confondues, le nombre de morts dans cette partie de la République 'Démocratique' du Congo aurait atteint le chiffre effrayant de cinq millions en quatorze années.
Au Musée du Quai Branly, les murs faisant face aux vitrines d'exposition ont été décorés avec des représentations stylisées des objets-phares de l'art Lega. Leur aspect un peu fantomatique, en arrière-plan des délicates oeuvres offertes à la contemplation des visiteurs, semble nous rappeler qu'un monde n'est plus où l'on pouvait espérer, au terme d'une longue initiation, atteindre enfin le Beau et le Bien.
Triste ironie de l'histoire, le californien Jay T.Last, auquel on doit cette extraordinaire collection, est l'un des pionniers de la Silicon Valley et le concepteur de la première puice électronique, or l'une des raisons majeures des malheurs des habitants de l'est congolais est la fameuse 'malédiction des matières premières' et la richesse de leur sous-sol. Le Kivu est le premier producteur mondial de coltan, indispensable à la fabrication de nos chers portables. Les grands groupes internationaux n'hésitent pas à payer un droit de passage aux seigneurs de la guerre et aux groupes rebelles sévissant sur place pour s'assurer le libre approvisionnement du précieux minerai.
Peut-être après tout que, sous la tente d'un camp de réfugiés, un vieil homme, qui fut autrefois un grand dignitaire du Bwami, en entendant les pleurs des bébés alentour, se remémore le temps où, tandis que le soleil déclinait, il écoutait le cri de l'oiseau qui imitait si bien ces pleurs et se disait alors que cela n'augurait vraiment rien de bon.
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