Je marche éternellement sur ces rivages, entre le sable et l'écume. Le flux de la
marée effacera l'empreinte de mes pas, et le vent emportera l'écume. Mais la mer et le rivage demeureront éternellement.
Le Musée du Louvre, à l'occasion du centenaire du Maître de "l'outrenoir", a choisi de l'honorer en lui offrant pour quelques semaines l'écrin prestigieux du Salon Carré, là même où au XVIIIe siècle les membres de l'Académie Royale de peinture et de sculpture présentaient leurs œuvres au public.
Il ne s'agit pas d'une grande rétrospective car n'y sont accrochées qu'une vingtaine de toiles, mais d'un hommage sous la forme d'une présentation chronologique d’œuvres marquant les étapes dans la démarche de l'artiste, depuis les entrelacs tourmentés du début jusqu'aux calmes polyptyques récents où le noir a définitivement englouti les derniers îlots de blanc.
Dans la salle, que des groupes de visiteurs traversent en un flot ininterrompu, quelques amoureux de Soulages méditent devant les tableaux tandis que, pandémie oblige, des touristes asiatiques passent en nombre, portant un masque blanc sur le visage.
Sortant de l'éblouissante Galerie d'Apollon voisine, récemment ré-ouverte au public, beaucoup ont encore dans les yeux le scintillement aveuglant des diamants de la Couronne. Ils paraissent surpris, pénétrant dans cet espace blanc, par le puissant contraste qui y règne avec les sombres toiles exposées.
Certains visiteurs s'immobilisent un instant pour photographier les ors et les stucs du somptueux plafond puis, rejoignant le fanion agité par leur guide, s'engagent d'un pas résolu dans la Grande Galerie pour y passer en revue les peintres italiens des XIVe - XVIe siècles.
Ils n'ont que peu de temps pour parcourir les "must" de l'immense musée, car il restera ensuite la Tour Eiffel, Montmartre et pour finir une soirée au Moulin Rouge ...
Savent-ils, ces visiteurs, que l'artiste qui a peint ces toiles est un très vieux monsieur ? Il a l'âge des vieux chênes dont les bras noueux s'entremêlent comme le font, dans ses premières œuvres, les traces épaisses laissées par le passage de la brosse.
Ont-ils conscience que, de même que les planches disjointes d'une très ancienne palissade permettent au passant d’apercevoir le jardin secret qu'elles enserrent, ces grands coups de brosse dévoilent dans leurs interstices des paysages oniriques ?
N'ont-ils pas remarqué que, de même que l'eau vive d'un torrent laisse transparaître le lit qu'elle recouvre, des teintes ensevelies éclairent parfois les noires coulées qui les submergent ?
De même que les mers chaudes laissent éclater la nuit d'étranges phosphorescences, ne se sont-ils pas étonnés que ce noir qui semblait de loin si lisse charriait en fait des éclats de lumière, qu'il était labouré de sillons, d'entailles, de cicatrices, de récifs, d'amers et que la matière s'y déversait parfois en cataractes ?
N'ont-ils pas vu enfin que ce noir était lumière, que, à l'image de la Méditerranée que le peintre contemple du haut de sa demeure sétoise, il change constamment, sans cesse "recommencé", selon l'angle par lequel on l'aborde ou l'avancement du jour, qu'il vibre comme le fait la mer par temps calme ?
Certains ne verront dans l'oeuvre de Soulages qu'une recherche systématique, quasi scientifique, une vie durant, des réflexions de la lumière sur une surface noire.
En ce qui me concerne, ses dernières œuvres, les grands polyptyques, me font inévitablement penser à des paysages marins nocturnes, quand tout est tranquille et que seul est perceptible le souffle de la mer. L'agitation que l'on constate au plus près de la toile cède la place, avec un peu de recul, à une grande sérénité.
Textures lisses et zones striées alternent dans ces tableaux qu'inonde une "obscure clarté". Le parallélisme des lignes, que des débordements de matière font paraître frangées d'écume, me rappelle les ondes qu'une mer d'un noir profond pousse avec une régularité de métronome sur le sable d'un rivage qui parait gris sous l'éclat lunaire.
Peut-être après tout que le Maître qui, dans la pure tradition japonaise, place un galet noué à la porte de son atelier pour signifier qu'il n'entend pas être dérangé pendant son travail, a ressenti cette même impression en contemplant un tableau qu'il venait tout juste d'achever ?
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Pourquoi ce blog? Pour ne pas oublier tous ces rivages, proches ou lointains, que j'ai connus, pour faire partager ces regards, ces visions, ces impressions fugaces, ces moments suspendus et qui ne se reproduiront plus, pour le plaisir de montrer des images et d'inventer des histoires, pour rêver tout simplement..